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30 avril 2008

L’épuisement de droit de divulgation

Publication

ISABELLE WEKSTEIN

En jugeant, par un arrêt du 21 novembre 2006, que la distribution d’albums de BD sous forme de prime gratuite portait atteinte au droit moral des auteurs, la Cour de cassation a jeté le trouble sur les limites du droit de divulgation.. Avec le droit à la paternité et le droit au respect de l’œuvre, le droit de divulgation constitue l’un des attributs du droit moral de l’auteur, consacré par l’art. L. 121-2 du CPI qui dispose que « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre […] », qu’« il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ». Mais que faut-il entendre par divulgation ? Celle-ci s’opère-t-elle une fois pour toutes ou l’auteur est-il en droit de soumettre à son autorisation toute nouvelle divulgation de son œuvre ? La loi ne le dit pas.

En l’absence de définition légale, deux courants doctrinaux s’affrontent. Pour le premier, la divulgation est une réalité objective, un fait purement matériel qui n’intervient qu’une fois : dès lors que l’œuvre a une première fois été portée à la connaissance du public, l’auteur ne peut plus exercer son droit de divulgation en s’opposant, au nom de celui-ci, à l’exploitation de l’œuvre par d’autres modes. Le droit de divulgation est dit épuisé. Une jurisprudence incertaine.
Pour le second, la divulgation est au contraire entendue de manière subjective : c’est la volonté de l’auteur de divulguer l’œuvre, et peu importe qu’en définitive elle l’ait été ou non. Par exemple, dans l’affaire des Boréades, on sait que Rameau avait voulu divulguer son opéra et que les représentations n’avaient été annulées que par l’effet de la censure royale. L’œuvre devrait donc être considérée comme divulguée du fait de la volonté manifestée par l’auteur (le TGI de Paris, par un jugement du 12 septembre 2007, n’a cependant pas été de cet avis). Conséquence de cette acception subjective prônée par ce courant doctrinal : le droit de divulgation ne s’épuise pas par la première communication de l’œuvre au public. Chaque nouvelle forme de communication devra donc être autorisée par l’auteur. Si des décisions en sens inverse peuvent être brandies par les partisans de l’une et l’autre thèse, un fort courant jurisprudentiel des juges du fond penche cependant en faveur de la divulgation entendue comme un fait matériel et comme un droit qui s’épuise lors de la première divulgation de l’œuvre. En témoignent, notamment, plusieurs décisions de la cour d’appel de Paris rendues en 2001 et 2002, ainsi qu’un arrêt de la cour d’appel de Toulouse du 10 mai 2007 ayant jugé que la soutenance d’une thèse, suivie d’une conférence donnée par l’auteur, emportaient divulgation de celle-ci, en sorte que l’auteur ne pouvait s’opposer à sa consultation dans les rayons de la bibliothèque universitaire où elle avait été déposée.

En l’absence de décision de principe de la Cour de cassation, la question n’est cependant peut-être pas définitivement tranchée, et ce d’autant moins qu’un arrêt du 21 novembre 2006 a jeté un certain trouble. L’affaire concernait l’édition d’albums de Lucky Luke sous une forme réservée à la distribution gratuite (probablement dans les stations-service, même si l’arrêt ne le précise pas). La Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir jugé que, nonobstant les termes du contrat prévoyant les exploitations publicitaires, l’« autorisation ne s’étendait pas à la divulgation de l’œuvre sous forme de prime gratuite, un tel mode de divulgation, à défaut d’autorisation spécifique, constituant une atteinte au droit moral des auteurs ». Certes, l’épuisement du droit de divulgation n’avait pas été invoqué par l’éditeur, mais il se déduit logiquement de l’arrêt que, dans l’esprit des hauts magistrats, la divulgation n’avait pas été épuisée par la publication de l’œuvre en édition courante. Pour troublante qu’elle soit par rapport à la tendance actuelle des juges du fond, il serait cependant excessif de déduire de cette seule décision, rendue dans un cas particulier, une remise en cause complète de la notion d’épuisement du droit de divulgation.